J’ai parcouru l’Inde de nombreuses fois mais je n’ai perçu la beauté de l’art tribal que récemment : les Adivasis, premiers habitants en sanscrit, ne se laissent pas rencontrer si facilement.
Ils habitent loin des lieux touristiques habituels : centre de l’Inde dans les Etats du Chattisgarh, du Madhya Pradesh, du Jarkhand où sont installés dans le quart Nord Est : Odisha, West Bengale, Bihar, Nagaland, Manipur… Il faut avoir envie de les connaître, faire des kilomètres et ne pas compter sur les guides touristiques.
C’est ainsi que j’ai pu découvrir cet art Dokhra en toute quiétude, seul. Les Adivasis sont très accueillants (comme la plupart des peuples tribaux et des Indiens par ailleurs). Leur porte est toujours ouverte, ils ont toujours le temps de discuter, de vous montrer leur travail, leur famille ou simplement de partager le moment présent.
Les Adivasis pratiquent de nombreux arts : la peinture qui est, de nos jours, de plus en plus reconnue au niveau international, surtout celle des Gonds, des Wharlis, mais aussi le tissage (habits de cérémonies, étoles…), les masques, les bijoux, les sculptures sur bois (totem, stèle funéraire…), les danses, les tatouages…
L’art Dokra concerne lui, spécifiquement, la fabrication de statues en laiton.
Le terme Dokhra désigne à l’origine une groupe ethnique nomade d’artisans originaire du Bastar. L'art Dhokra est pratiqué par différentes communautés comme les Situlias, Ghantaras, Thataries, Ghasis, Bathudis… qui se sont répartis dans toute l’Inde après avoir émigré de l’État du Chattisgarh.
Cet art n’a pas changé depuis des millénaires (+ de 4000 ans).
Un lien profond avec la nature
Le sacré fait partie intégrante de la vie tribale : traditionnellement les artistes ne se considèrent pas comme tels, ils sont « simplement » un des acteurs du rituel : ainsi chez les Bihls, une peinture murale est réalisée lors de la cérémonie d’un mariage ; elle est éphémère et l’auteur ne signe pas sa réalisation.
Les Adivasis sont animistes tout en ayant souvent intégré des divinités hindoues dans leur cosmogonie. Danteshwari (« issue » de Sati), qui selon la légende sauva le roi du Bastar au 14° siècle, est ainsi depuis honorée par l’ensemble des tribus et plus spécialement, tous les ans lors du festival de Dussehra.
Les peuples animistes ne ressentent pas de séparation entre eux et la nature : tout être vivant mais aussi les pierres, le vent... est habité par les esprits. Ils ne peuvent donc concevoir d’exploiter ou de détruire la nature : ils prennent ce dont ils ont besoin pour vivre et ne manquent pas l’occasion de fêter ce lien qui les unit à leur essence.
Ainsi je suis émerveillé par leur capacité à exprimer l’élan de vie dans leur expression artistique : il s’agit d’honorer la sacralité et la beauté qui nous entourent, qui sont à la fois indissociable et interdépendante.
Bien sur le divin s’exprime au travers de totems, fresques, statues dédiés mais il suffit de regarder le portrait d’une femme, d’un(e) musicien(ne), d’un(e) danseur(se)… pour ressentir la vie à l’état pur.
Les statues représentant des animaux sont donc aussi très présentes qu’ils soient domestiques ou sauvages : cerf, tortue, éléphant, buffle et taureau, poisson, lion/tigre, chevaux, singe mais aussi des oiseaux tel le paon, la chouette…. Les animaux font partie du quotidien mais surtout ils incarnent certains qualités divines : ainsi le cheval évoque les notions de liberté, de mouvement, le désir tandis que le paon exprime la beauté….
Les scènes de la vie de tous les jours telle une femme revenant de la rivière avec une jarre ou des poissons, une autre coupant une aubergine (Brinjal) ou bien en train de moudre ou de vanner du grain, de laver du linge… un bûcheron rentrant de la forêt la hache sur l’épaule, un tireur à l’arc ou un couple faisant de la balançoire nous mettent en contact avec une réalité simple, sans fioriture, en direct avec l’essentiel.
Le quotidien est magnifié. C’est l’expression du sacré dans le quotidien.
Les notions de fertilité et d’abondance sont primordiales. Les fêtes du printemps, de la moisson invitent à appeler et à honorer la prospérité mais c’est également le cas lors de la représentation de femmes accompagnées de leurs enfants.
Il n’y pas de séparation entre le sacré et le quotidien : bien sur il y a des temps spécifiques pour vénérer les divinités (festivals, cérémonies, mariage…) mais il s’agit plutôt de vivre en harmonie avec la manifestation du divin dans les gestes les plus anodins.
Art Dokra : Une grande liberté d’expression
Un grand nombre de divinités animistes (Jetku et Mikti…) sont aussi réalisées et contribuent à nous faire découvrir la richesse de leur culture et sa grande diversité.
La musique, pratiquée surtout lors de cérémonies, de rituels, revêt une importance primordiale qui se traduit par de nombreuses statues de musiciens jouant flûte et trompette, tambour ou cymbales et les divinités, jouant la musique céleste ne sont pas en reste !
Danteswari
Le style particulier des Dokhras et leur liberté d’expression permet de découvrir l’art sacré hindou sous un regard nouveau : Ganesh, Shiva, Lakshmi ou bien Krishna, Hanuman… de même que Bouddha nous apparaissent sous un autre jour : tout en gardant leur forme traditionnelle, ils prennent un aspect tribal.
Il se dégage toujours une grande dignité de ces œuvres : on peut être touché directement, les formes sont travaillées avec délicatesse mais de façon instinctive, parfois de manière simple sans détails superflus : l’artiste va à l’essentiel. L’émerveillement est proche. On sent que cet art transmet un vécu très ancien avec une grande spontanéité, une grande fraîcheur d’expression.
Le mode de fabrication est resté traditionnel jusqu’à aujourd’hui : la technique utilisée pour la fabrication des statues en laiton est toujours celle de la cire perdue. Toutes les étapes du processus sont réalisées à la main avec un matériel rudimentaire.
Il est fascinant de regarder travailler les artistes Dokra : cette technique demande un grand savoir faire (qui se transmet de génération en génération), une grande habileté et une belle dextérité. Il faut des années avant de maîtriser cet art, qui plus est, il est pratiqué aussi bien par les hommes que les femmes !
Les Dokhras font preuve d’une grande inventivité : auparavant les Dokhras produisait beaucoup d’objets utilitaires; aujourd’hui l’art Dokhra est de plus en plus reconnu pour sa valeur artistique grâce aux soutiens de certaines personnalités et de l’état Indien.
Faire entrer cet art tribal Dokra dans son intérieur, c’est découvrir une autre culture, un savoir-faire original, ancien mais toujours bien vivant : c’est participé à la perpétuation d’un art traditionnel, familial, utilisant des matériaux nobles, c’est contribué à la survie d’un mode de vie traditionnel en communion avec la nature.
Mais c’est aussi pour chacun un moyen de profiter tous les jours, à tous moments de l’expression de la beauté et du sacré ! !